Inscrite au cœur du projet artistique du centre d’art, la présence de la création contemporaine se déploie aussi hors-les-murs à travers l’organisation de résidences associant l’accompagnement des artistes dans leur démarche et parcours et celui des publics dans leurs pratiques culturelles à travers la découverte de cette création au sein même de leurs contextes personnels.

Le projet intitulé Architectographes répond d’une manière exemplaire à cette situation de partage et d’échange. Anne Houel revient sur son élaboration — toujours en cours — dans l’ENTRETIEN ci-dessous réalisé par Jeanne Pelloquin, Chargée des publics et du développement culturel.


 

ARCHITECTO (= les constructions) – GRAPHES (= l’écriture)

 

L’artiste Anne Houel est une scrutatrice des paysages habités, des formes architecturales qui les constituent — en extérieur ou dans l’intimité — et des formes de vie qui s’y déploient.

Au cours de l’année 2019-2020, elle est intervenue au sein du Lycée Professionnel et Technologique Château-Blanc, à Chalette-Sur-Loing (45120), lieu de formation et d’apprentissage spécialisé dans l’aménagement des espaces et des cadres de vie ainsi que dans les métiers d’art et les gestes associés.

Afin de partager avec eux sa sensibilité au paysage bâti et à son évolution, l’artiste a proposé aux élèves du lycée un projet prenant comme point de départ leur environnement quotidien : l’observation des architectures des villes de Châlette-sur-Loing et de Montargis. Après avoir été photographié, le paysage urbain, « ramené » en classe et en atelier, devient matière à créer. L’architecture est déconstruite pour fabriquer des outils nommés « architectographes » dont l’échelle sera ajustée à l’environnement intérieur du lycée. La réutilisation des formes, leur reconversion, permettra d’aboutir à la création d’un mobilier aux usages divers.

Déployé au sein de ces articulations de sens, d’enjeux et de fabrique, le dialogue créatif ne peut qu’être fécond.

 


 

De quelle façon le projet a-t-il été abordé ?
Comment est venue l’idée des architectographes ?

Comment s’est déployé le lien entre le travail de l’artiste et le cursus des élèves ?
Vers quoi s’agissait-il de les amener ?

Un architectographe est un outil de dessin constitué de formes communes géométriques prédécoupées. J’ai déjà eu l’occasion, en 2018, de détourner des architectographes traditionnels dans le cadre d’un projet personnel. En lieu et place des découpes habituelles, mes architectographes intégraient les contours de formes d’éléments architecturaux (voûtes, arcs, montants, fermes, etc.) tirés de bâtis de différentes époques. En cela, je cherchais à en identifier autant qu’à en brouiller les historiques de construction. Certaines formes, une fois extraites de leur environnement, n’étaient d’ailleurs plus reconnaissables et devenaient abstraites quand d’autres, au contraire, s’affirmaient. Beaucoup d’entre elles étaient finalement assez simples : rectangles, cercles… Réalisées à la découpe laser, ces petites oeuvres tirées en série limitée sont devenues de véritables « outils fictionnels », invitant déjà à démanteler les architectures tout en proposant de nouveaux « patrons » pour les réagencer. Ces expérimentations autour de l’élaboration d’un outil qui enregistre le paysage bâti en le déconstruisant ont donc nourri le projet Architectographes qui les prolonge.

En proposant aux élèves de créer leurs propres architectographes à partir de leurs observations de la ville de Montargis, je souhaitais les positionner d’emblée en acteurs du projet. En partant de l’observation d’un territoire — le leur — et de son architecture, il s’agissait de les amener à fabriquer des outils qui leur permettent de re-construire, selon leur propre point de vue, de nouvelles formes d’architectures.

Le projet s’est d’ailleurs développé en adaptation et en réponse à un double contexte : celui de la formation que propose le lycée autour du travail du bois et du désir d’ameublement des espaces de vie porté par les corps enseignant, administratif et apprenant. Le parti a donc été pris d’agrandir à l’échelle de l’espace intérieur les architectographes confectionnés par les élèves pour ensuite fabriquer des mobiliers qui viendront trouver leur place dans les espaces de vie du lycée. Ces mobiliers seront donc conçus à partir des formes extraites de la ville, donnant lieu, en cela, à une nouvelle forme d’expérimentation du paysage urbain par le corps.

Ces questions posées me font prendre du recul… J’ai récemment fait la lecture d’un texte dans lequel un photographe expliquait que le travail de commande qu’il effectuait était en quelque sorte ce qui guidait et participait à la construction de son propos artistique. Cette remarque fait écho à la place que prennent les projets de création que je développe au sein de résidences en milieu scolaire dans ma démarche artistique, toujours, elle aussi, finalement, porteuse d’une forme de pédagogie. Dans les deux cas se retrouvent des jeux de construction(s), de déconstruction(s), de reconstruction(s) qui ont pour objectif de mieux appréhender le paysage qui nous entoure.

Jusqu’alors, les constructions que je propose de réaliser aux élèves que je rencontre dans le cadre de ce type de résidence sont au croisement de plusieurs disciplines : architecture, arts décoratifs, mobilier… Elles mêlent l’observation sensible du territoire, l’inspiration contextuelle, la création d’une forme de mémoire — pour retenir de l’oubli ce qui disparaît — et l’utile, le fonctionnel : l’expérimentation par le corps et/ou l’esprit. Je crois bien que c’est vers ces réflexions — qui font partie opérante de mon œuvre — que j’essaie de les amener.

 

Serait-il possible de retrouver cette référence à laquelle tu fais allusion plus haut ?

Je suis contente j’ai réussi à la retrouver ! Cela faisait un petit moment que je la cherchais. La voici :

 

Usages contemporains de la photographie de paysages — Trajectoires professionnelles et commandes photographiques

Nous voyons dans la carrière de Vincent Monthiers, alors jeune photographe bordelais, une bonne illustration de la portée des commandes de la Mission photographique de la DATAR. C’est après une première expérience de la commande publique qu’il a été appelé par la Mission en 1986. La même année, le Conservatoire du littoral l’avait mandaté pour un reportage sur la Dune du Cap Ferret, à l’extrême pointe du bassin d’Arcachon. La Mission avait choisi parmi ses thématiques les paysages de bords de mer, et dans ce cadre Vincent Monthiers a pu explorer les paysages lunaires de la côte atlantique. Le choix qu’il opère alors, de ne pas porter son regard sur les lotissements construits à l’arrière des dunes, ce qui aurait ouvert une problématique tout autre, mais de la concentrer sur le mélange d’aménagement et de phénomènes naturels de la bande côtière, révèle un espace de territoire dans toute sa cohérence. Après la Mission photographique de la DATAR, Vincent Monthiers développe sa trajectoire professionnelle, mais aussi artistique, en relation étroite avec une commande issue de l’aménagement, de l’architecture et du paysage. Les sollicitations provenant de ces milieux sont pour lui autant d’incitations à développer une écriture photographique qui ne revendique pas son autonomie, mais qui, au contraire, cherche à tirer parti des opportunités de diversification qui lui sont offertes. Il y voit aussi une forme d’insertion du photographe dans la société qui modifie son statut social d’artiste. « Avec la photographie, ça ne me dérange pas d’être dans l’ambiguïté d’un travail de commande qui doit être au service de quelque chose, d’une politique, ça faisait partie de ce qui m’intéressait ». L’équilibre entre le documentaire et l’artistique souhaité par la Mission photographique se jouerait ainsi à la croisée de cultures professionnelles distinctes. À Bordeaux, Vincent Monthiers travaille avec des architectes, des paysagistes, des éditeurs du milieu de l’aménagement, et il prend manifestement goût à cette collaboration.

La Mission photographique de la DATAR — Nouvelles perspectives critiques, Éd. La documentation française, parution originale en 1983

 

Je trouve cet exemple très intéressant. Il me fait réfléchir rétrospectivement sur mes expériences menées au-delà de mon atelier à travers les résidences en milieu scolaire. La forme de pédagogie que le cadre m’impose façonne ma manière de construire et d’amener les projets aux élèves. Les choses se construisent par étapes de travail ou de jeu, qui s’adaptent à l’environnement d’accueil (formations et enjeux, espaces, corps enseignant, etc.). Les expériences vécues sur place avec les enseignants apportent aussi beaucoup et sont très enrichissantes. En cela, je suis aussi « élève » à travers la découverte de ce que je ne connais pas (logiciels, machines, savoir-faire, etc.) et c’est un vrai plaisir !

 

À propos de cette dimension contextuelle, ce qui « (res)sort » de ce type de projets une fois qu’ils sont achevés trouve-t-il une forme de continuation, de prolongement ? Est-ce qu’une trace — matérielle, mais aussi intellectuelle, mentale — est conservée ?

Comme évoqué plus haut, la dimension contextuelle des projets alimente de manière continue mon travail personnel, en effet. Il y a toujours une trace qui en est conservée et qui trouve de nouveaux (re)déploiements à l’atelier. 

Bien qu’il ne soit pas encore achevé, le projet avec le Lycée Professionnel Château-Blanc nourrit déjà de futurs projets puisqu’il m’emmène vers des perspectives plus « intérieures » du point de vue de ma conception et perception des espaces, mais aussi vers des échelles de fabrication plus grandes que je projette pour des commandes telles que les 1 % artistiques par exemple, imaginant des secondes peaux à l’échelle d’un bâtiment… 

 

Ces réflexions en suscitent de nouvelles.
De façon générale, les questions autour de la mémoire du bâti sont très présentes dans ton travail, qu’il s’agisse de la mémoire dont le bâtiment témoigne ou qu’il contient en tant que trace architecturale ou bien encore de celle associée au souvenir et à l’expérience des habitants et usagers, vis-à-vis de leur ville et des espaces de vie.
Pourrait-on parler de cette proposition en direction des élèves comme d’une invitation à ce qu’ils s’approprient ces enjeux et, en fin de compte, à s’approprier leurs espaces de vie, dont la ville de Montargis et le lycée font partie ?

À l’origine, le projet des Architectographe(s) est né de l’idée d’un façonnement perpétuel des paysages, notamment urbains : autour de nous, maisons et bâtiments sont construits et détruits constamment, au gré de plans d’aménagements urbains comme d’initiatives privées, du développement d’activités économiques ou industrielles, de volontés de « faire du neuf » ou au contraire de préserver le patrimoine. La création de ces outils participe à fabriquer une mémoire formelle de ce qui est en cours d’existence et qui, potentiellement, sera amené à disparaître ; puisque tout, à un moment donné, finit par s’effacer ou, en tous les cas, par se transformer. 

À travers cette proposition que je leur fais, j’invite donc, en effet, les élèves à s’approprier ces réflexions et les enjeux qu’elles portent. Le fait de (re)construire, de (re)créer, pour agrémenter leurs espaces de vie les rend acteurs. Ils sont chargés d’une mission, d’un pouvoir : sublimer leur quotidien.

Remarque de Céline Munchow, professeure d’Arts Appliqués et coordinatrice du projet au Lycée Château-Blanc :

Je pense effectivement que cette démarche pousse nos élèves à observer et à considérer l’espace qui les entoure — et en particulier le lycée — un peu comme le leur et non plus comme un lieu où ils sont tolérés sur une durée déterminée. Je pense qu’ils ont pris conscience, grâce aux interventions d’Anne, qu’à travers leurs réflexions autour d’un mobilier sculptural et de son agencement, ils vont laisser une empreinte, un morceau d’eux, dans ce lieu qui, finalement, leur appartient aussi un peu. Le repérage dans les rues de Montargis qui a lancé le projet leur a également permis de voir leur ville d’une façon plus formelle et d’en appréhender une vision plus artistique aussi à travers un objectif, un cadre, le temps d’une pose / « pause » ; contraintes imposées par l’usage d’un appareil photo.

 

Est-ce là aussi que se joue une forme de porosité des espaces et des approches, de la documentation photographique de l’environnement extérieur, public, à sa réintroduction réagencée dans un lieu de vie et d’usage ? Ce qui prime, est-ce le geste de re-saisissement lui-même ou la forme prise par ce qui est « dé- » puis « re- » construit ?

Oui, la porosité des espaces et des approches est parfaitement revendiquée et explorée dans ce projet. L’espace extérieur s’introduit ici dans l’espace intérieur à travers des étapes de translations, de transfigurations et de transformations qui induisent des changements d’approches et d’échelles. Cette porosité et ces différentes étapes se retrouvent d’ailleurs aussi dans mes œuvres. 

Ainsi, les mobiliers créés font figure de palimpsestes à travers lesquels différents espaces se superposent les uns aux autres afin d’évoquer cette idée de façonnement perpétuel dont je parlais plus haut ; cette idée d’un avant, d’un présent et d’un après, de l’architecture urbaine mais aussi de la forme prise par ce qui est « dé- » puis « re- » construit.

Depuis toujours, j’ai en tête les photographies de Stéphane Couturier dont certaines séries réussissent à capter des moments dans la vie de la ville où ce type de superpositions des plans et des cadres permettent une lecture des différents temps de construction et des mutations en cours. À ce titre, elles apportent une belle référence pour le projet et une ouverture intéressante à cet entretien.

 


 

En 2019, Les Tanneries – Centre d’Art Contemporain et le Lycée Professionnel et Technologique Château-Blanc de Châlette-sur-Loing se sont rapprochés pour mener ensemble des projets conjoints d’actions culturelles et artistiques au bénéfice des élèves, accompagnant leurs parcours de formation.

Les passerelles à imaginer sont multiples : de l’organisation de visites et d’ateliers à celle de projets artistiques en passant par l’accueil d’élèves en stage.

Des collaborations avec des artistes programmés par le centre d’art dans le but de les assister sur la réalisation d’œuvres qui seront présentées dans les expositions sont envisagées, permettant aux élèves de mettre en perspective leur savoir-faire en cours d’acquisition et leurs potentiels d’applications.

Au croisement entre découverte artistique et apprentissage, ces diverses formes de collaborations illustrent les liens féconds entre la professionnalisation des jeunes, la diversité des gestes et des compétences mobilisés par la création ainsi que les métiers qui l’environnent au centre d’art.

 

Le projet artistique Architectographes mené par l’artiste Anne Houel avec trois classes du lycée en 2019-2020 constitue une première étape de cette collaboration. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un projet « Aux Arts, Lycéens et Apprentis ! » financé par la Région Centre-Val de Loire en partenariat avec le Rectorat de l’Académie Orléans-Tours.

Trois classes de la filière bois du lycée participent actuellement au projet et se passent le relais au gré des différentes étapes, suivant leur domaine de compétence :

  • Les élèves de 1ère année en CAP Ébénisterie, futurs artisans du bois
  • Les élèves de Seconde en Bac Pro Étude et Réalisation Agencement, futurs maîtres d’ouvrage dans le bâtiment
  • Les élèves de 2ème année des Métiers d’Art Ébénisterie, futurs artisans d’art

Intervention artistique :

Anne Houel, Artiste plasticienne

Encadrement pédagogique :

Céline Munchow, Professeure d’Arts Appliqués
David Leloup, Professeur d’Ebénisterie
Laurent Rabillon, Professeur en Étude et Réalisation d’Agencement

Partenaire culturel et artistique :

Les Tanneries – Centre d’art Contemporain

R|E|T|O|U|R

Une architecture, une façade, des lignes, des formes, des matières, des couleurs…

.. qu’on identifie, qu’on isole, qu’on découpe et regroupe.

Une multitude de découpages, de regroupements, de formes…

… qu’on isole à nouveau, à l’aune d’autres regroupements et recoupements, pour former des associations. Le début d’une construction…

Ça prend forme, mais il manque encore quelque chose…

Les couleurs !

Les mains cheminent avec l’esprit parmi les lignes, les formes, les matières et les couleurs, parmi les fragments et les associations, parmi les fragments d’associations…

Entre constructions, déconstructions et reconstructions, allées et venues, ajouts et retraits, présences et absences…

… la réflexion et la création sont en cours.

« Work in progress », comme on dit !

Les prototypes sont fin prêts pour la prise de recul…

Entre agrandissements, mises à l’échelle et modélisations dans l’espace, la production des mobiliers se projette dans le futur !

R|E|T|O|U|R

Architectographes

T|E|X|T|E
I|M|A|G|E